ZENITH

 

 

 

Mauve qui est amour confondu en pervenches,

Gris, force et volonté, traverse espace et temps

Noir fougueux et fidèle aidera les revanches

Sous les formes de torgs, dragons ou bien mustangs.

 

*

* *

 

Le soleil luisait au zénith.

Le mustang noir renâcla. Un crotale traversa paresseusement la piste à peine visible. Gil resserra insensiblement la pression de ses genoux, juste assez pour communiquer sa confiance à la monture ombrageuse et pour qu’elle sache qu’il ne cessait de veiller, sous le chapeau à larges bords qui le protégeait efficacement des rayons verticaux de l’astre trop brillant.

Nul n’aurait pu dire d’où venaient l’homme et le mustang.

Le cavalier était beau, les traits burinés, le nez un peu busqué, le teint de bronze cuit beaucoup plus par le vent du désert que par l’attaque directe du soleil. Dans l’ombre du chapeau, il ouvrait deux grands yeux semblables à des lacs de mercure. Ils veillaient, ou mieux, ils épiaient.

Le mustang était superbe ; son poil noir et soyeux, si lustré que rien ne pouvait faire croire qu’il foulait la piste poussiéreuse depuis un temps terriblement long. Pas une tache, pas la moindre basane ne pouvaient non plus laisser de doute sur la pureté de son sang. Ni sueur, ni poussière, ni écume, ni souillure au mors ouvragé d’une curieuse facture et où se dessinait, pour qui aurait pu la lire, la forme d’un dragon.

Ils arrivaient tous deux des immensités de l’Ouest, ou semblaient en surgir. Infinis désertiques où le vent régnait en maître unique et impitoyable, sculptant des cathédrales dans la roche primitive, où les coyotes faméliques ne s’aventuraient jamais, où seuls les rares reptiles et les insectes mieux adaptés, poursuivaient sans relâche leur quête pour la survie.

Gil ne pressait pas sa monture et, pourtant, le but devait être encore lointain. Au passage du dernier col, avant d’emprunter la piste, il avait longuement observé l’horizon, cherchant en vain la trace de ce qu’il supposait être une agglomération. Son arme principale, la plus redoutable de toutes, la patience, aussi infinie que le plus grand des déserts… ou le temps. Mais il en possédait également d’autres, plus directes et matérielles, plus visibles aussi ; une carabine à répétition d’un modèle rare et récent, placée dans l’étui, contre son genou droit, juste à portée de sa main gantée ; un revolver à six coups pesant sur sa hanche gauche. Les deux engins donneurs de mort étaient chargés, une balle engagée dans le canon de la carabine et le chien relevé, contre toute règle de sécurité, sur le revolver.

Sous le soleil éclatant, rien ne bougeait qui puisse laisser croire qu’il y avait un danger quelconque à prévoir ou à craindre. Seules marques d’une vie active, l’homme au torse droit, le cheval magnifique, quelques reptiles paresseux, des insectes affairés dans leur micro-habitat. Les bouquets de graminées formaient les avant-postes de l’armée végétale qui occupait depuis des siècles et peut-être des millénaires, les berges du grand fleuve. Ils parsemaient la pente de la colline jaunâtre sur laquelle la piste traçait une souillure rectiligne, tantôt claire tantôt sombre.

Gil raidit imperceptiblement son mollet gauche et le mustang répondit d’un frémissement de tous ses muscles, prêts pour une inconcevable détente. Celui ou ceux qui guettaient à plus de six cents pas sur la gauche, au sommet de ladite colline, ne savaient pas épier avec discrétion. Ils venaient de se laisser piéger par un simple reflet du soleil sur une surface trop lisse.

— Arme ?… douteux…

Harnachement ?… plausible…

Verre ?… très possible également car le reflet était vif. Mais s’il en était ainsi, ils devaient observer à la jumelle. Sous l’ombre du grand chapeau, les yeux gris seuls étaient braqués vers l’endroit où était apparu, fugace, l’éclat de lumière. Le visage ne bougea pas. Les lèvres demeurèrent closes. Quant aux mains, elles continuèrent à reposer, indifférentes, l’une sur le pommeau de la selle et l’autre sur la cuisse gauche. Elles étaient calmes et attendaient, capables de répondre avec la rapidité de la foudre à la moindre sollicitation des réflexes acquis.

La piste grimpait tout droit. Elle commença à s’infléchir un peu après la crête qui marquait ce qui restait d’anciennes falaises totalement éboulées et érodées. Fiché sur un piquet dont la base était presque rongée par les termites, un crâne de buffle blanchi par les fourmis offrait les grottes étranges de ses orbites vides entre deux cornes superbement lobées. A quelques centaines de mètres, la végétation d’un vert sombre, immobile, comme figée, masquait le fleuve que l’on ne devinait que par les effets de brume des méandres d’amont et au brusque changement de distance des plans de verdure. Avant le fleuve invisible, le masque pouvait être décomposé en ses constituants principaux, aréquiers fragiles et sapotilliers aux feuilles toujours vertes, disputant le sol aux manguiers et aux ébéniers couverts de plaquemines orange. Au-delà du fleuve, au contraire, il ne restait au regard qu’une succession de molles ondulations, de plus en plus floues, jusqu’aux collines violettes barrant l’horizon. Juste après le crâne du buffle, la piste s’arrêtait au ras d’une piste perpendiculaire longeant la forêt. Il s’agissait d’ailleurs beaucoup plus d’une bande de terrain large de plusieurs centaines de mètres que d’une voie, piétinée par les ongles durs comme la roche depuis des générations et couverte de bouses de tous les âges.

Gil fit obliquer le mustang vers la gauche et observa attentivement les traces les plus fraîches. Il fronça les sourcils. Il était étonnant qu’un troupeau soit déjà parti vers les hauts pâturages. C’était un signe de mauvais augure. Il maintint le mustang sur la ligne de crête de manière à pouvoir surveiller plus aisément son chemin et à pouvoir, le cas échéant, manœuvrer. Car rien n’est jamais aussi net, aussi calme, aussi simple qu’il y paraît. Les vols de chipurus étaient nombreux, mais s’ils se posaient ici et là, au hasard de leurs caprices, ils évitaient soigneusement une langue boisée de quelques mètres, comme il en existait tout au long de la lisière, à intervalles à peu près égaux.

Les mains de Gil ne bougèrent pas et la carabine oscillait légèrement, au rythme paisible de la hanche du mustang. Les yeux gris ne quittaient plus la tache suspecte discernée dans le feuillage touffu. Ils repérèrent enfin les deux chevaux, immobiles, sauf leurs oreilles qu’agaçaient sans doute les mouches avides. Quant aux hommes, l’un était sur sa selle, le canon de sa carabine dressé vers le ciel, la crosse reposant sur la selle entre ses jambes et l’autre… avait choisi la mauvaise place. Ce qu’il est convenu d’appeler le destin lui avait laissé le choix, comme à chaque être qu’il soit ou non doué de raison. Il avait cru trouver l’emplacement idéal d’où, totalement caché de la piste, il pourrait surveiller, guetter, attendre à l’ombre et au besoin arrêter d’une balle ou de plusieurs tout intrus ou suspect. Il avait omis la hauteur du soleil, la longueur de son arme, le bout du canon poli par l’usage et surtout la possibilité que deux yeux gris et froids le découvrent d’autant mieux qu’ils s’attendaient à le trouver quelque part sur la route et enfin que celui qu’ils renseignent puisse réagir plus vite que lui.

Gil tira une fraction de seconde après avoir saisi la crosse de la carabine et la balle cassa une branche au ras de la tête du guetteur sûr de lui, qui dégringola en crachant des jurons inaudibles, accrocha d’une main le pommeau de sa selle, chaussa l’étrier et monta en voltige en lançant son cheval au galop, suivi de son compagnon encore ahuri.

Ils ne firent que dix foulées, bras et jambes jouant comme des ailes pour presser leurs montures prises à froid. La balle qui passa entre les deux têtes leur fit comprendre qu’il était bon de s’arrêter ou de se préparer à combattre. Ils choisirent la sagesse, la ruse suivrait en temps utile.

Gil n’avait pas ralenti le pas allongé du mustang mais il tenait désormais sa carabine en main et surveillait les deux hommes hésitants qui se concertaient. Ils se décidèrent enfin. Le plus âgé des deux, ou tout au moins celui qui semblait l’être par l’état de sa peau couleur de terre mouillée, leva son arme au-dessus de son crâne et fit signe d’arrêter.

Gil transmit docilement cette injonction au mustang et leur couple étrange devint une statue noire, immobile, aussi menaçante que la nuit… ou la mort.

Le cavalier approcha, seul, tandis que son compagnon cherchait visiblement à discerner les traits de l’arrivant, tout en triturant nerveusement la carabine posée en travers de sa selle, comme s’il brûlait de l’épauler.

— C’est la limite d’un domaine privé, passe ta route vers l’amont, étranger, indiqua l’homme d’une voix peu amène.

— Depuis quand Roy de Vaur a-t-il interdit sa demeure à un ami qu’il a convié à lui rendre une visite prévue depuis fort longtemps ?

— Tu connais Roy de Vaur, toi ? ricana l’homme en arrêtant sa monture d’une brusque traction sur les rênes qui la fit broncher et mordre l’acier qui lui broyait la bouche.

— Je le connais et c’est mon ami de toujours, répéta Gil de sa voix calme et froide.

— T’entends, Caralco ?… C’est un ami de Roy, cria l’homme en feignant de se retourner une fraction de seconde, levant ainsi son arme d’une manière naturelle.

Quatre coups de feu claquèrent auxquels répondirent deux hurlements horribles. Une brève galopade et les chevaux sans cavaliers s’arrêtèrent, tête basse, tentant de se dégager de leurs rênes inutiles et gênantes.

Gil rechargea posément son arme fumante et pressa le flanc du mustang en une invite semblable à une caresse. Il ne s’arrêta qu’un instant pour dévisager le premier des hommes qui gisait sur le dos, les bras brisés. La chute l’avait assommé. Gil murmura et le mustang fit quelques pas vers l’autre corps qui remuait. Le blessé chercha à se mettre à genoux en rauquant de douleur et y parvint au prix d’un effort surhumain. L’homme était noiraud, sale, maigre et barbu, défiguré par la souffrance. Il regarda le cheval noir et l’homme noir. Ses deux manches étaient couvertes de sang qui coulait entre les doigts de ses mains ouvertes et paralysées.

— Je vais crever, grinça-t-il.

— Probablement, admit la voix devenue encore plus froide.

— Ce qui est certain, c’est qu’on aura ta peau…

— Pas toi, ami, tu seras mort.

— Les autres t’auront…

— Roy de Vaur est mon ami.

— Alors t’es l’ami d’un cadavre car à c’t’heure c’te charogne doit être crevée !

— Tu avais raison. Tu seras mort ce soir. Ce qui m’ennuie c’est que ta chair va empoisonner quelques malheureux rongeurs qui n’en peuvent mais. Ce sera mon seul regret.

Gil pressa les genoux. Le mustang reprit le pas et, au passage, le cavalier se saisit des rênes des chevaux abandonnés, sans se soucier des clameurs du misérable à genoux sur la piste. Il surveillait l’horizon. Ces guetteurs maladroits tenaient une zone facile et ils auraient pu interdire toute approche. Après une demi-heure de trot, il laissa les chevaux attachés dans l’ombre d’un manguier géant et prit un petit galop prudent, longeant la lisière au plus près, de manière à ne jamais quitter son ombre protectrice.

Le temps lui était désormais compté. Les événements avaient dû se précipiter depuis l’appel et toute la bande était tombée sur le domaine comme un vol d’urubus. Mais dans l’immense pampa il fallait savoir concilier sagesse et vitesse pour survivre, avec l’espoir de pouvoir intervenir à temps pour empêcher l’irréparable. Il ignorait à quelle distance il se trouvait encore de l’hacienda et pressa le mustang. Celui-ci allongea son encolure orgueilleuse sans pour autant que le bruit accompagne sa course feutrée.

Au détour d’une nouvelle avancée du bois, ils s’arrêtèrent brusquement et devinrent aussi figés qu’un monument de pierre brute. Un nuage de poussière, un grondement lointain qui se rapprochait, un concert de meuglements, annonçait l’arrivée d’un troupeau important. Gil compta les silhouettes des hommes qui l’encadraient et parvint à la certitude qu’ils étaient probablement trois, au plus quatre et qu’ils portaient des armes à feu et non pas la longue pique des gauchos. Il ne pouvait de toute manière s’agir que de membres de la bande qui razziait la frontière et qui était en train de terminer le pillage du domaine de Vaur.

Le troupeau avançait, au pas rapide des bêtes de tête, pressées par les cris gutturaux des hommes. Gil et le mustang sortirent du bois et se placèrent au milieu de la piste. Les cavaliers en flanc-garde les aperçurent et gesticulèrent, incapables de discerner à qui ils avaient affaire. Ils n’eurent pas l’occasion de manifester autre chose que la surprise, puis le désarroi et bientôt la terreur car le troupeau venait de s’arrêter pile. Puis les bêtes effectuèrent un brusque demi-tour et repartirent en meuglant dans la direction d’où elles venaient. L’un des cavaliers, par réflexe sans doute, voulut s’opposer au passage et lança son cheval le long du front du troupeau, tirant quelques coups de feu en l’air. Non seulement les bêtes ne ralentirent pas, mais, malgré l’adresse bien connue des chevaux de pampa, le sien fut touché par une corne, pointa, se débarrassa de son cavalier et s’enfuit au grand galop.

Les deux autres cavaliers, terrifiés, virent le troupeau défiler devant eux, ne laissant sur le sol qu’une sorte de bouillie innommable qui avait été leur compagnon. Ils se tournèrent vers la silhouette toujours immobile au milieu de la piste et arrachèrent leurs armes des étuis de selle pour foncer vers elle, au galop. Ils tombèrent en avant sur leurs pommeaux tandis que les chevaux, affolés, continuaient droit devant eux. Les carabines churent en premier, puis un corps glissa, bascula et balaya le sol au flanc de la bête emballée.

Gil remplaça les cartouches tirées et reprit sa course pour rattraper le troupeau. Celui-ci avait pris de la vitesse. C’étaient de jeunes mâles de l’année, en pleine forme, aux cornes aiguës qui galopaient comme en jouant. Derrière eux, masqué par la poussière, le mustang suivait, domptant les bêtes et les dirigeant vers le domaine lointain. Il ne se déplaçait que lorsque son cavalier cherchait à voir ce qui était devant le troupeau. Gil devina enfin plusieurs colonnes de fumée au-dessus des arbres, puis il distingua des barrières blanches, des chevaux entravés, des charrettes, des carrioles et aussi des hommes qui se mirent à courir en brandissant leurs armes.

Il murmura quelque chose et le mustang noir, comme un chien de garde, commença à harceler les taureaux, les forçant à prendre un galop plus allongé, dans un grondement de fin du monde, sans cesser de le diriger suivant les indications de l’homme. Gil le fait passer au milieu du rassemblement de chevaux et d’hommes qui tournoient avant d’être noyés par la masse mugissante. Certains des misérables tirent à bout portant dans les poitrails à l’ultime seconde où les cornes les éventrent ou les empalent, puis le troupeau se rabat docilement pour faire face à une troupe de cavaliers qui tirent des salves bien ajustées. Celles-ci font des ravages parmi les animaux mais ne peuvent arrêter leur charge, car ils forment désormais une entité unique, passée sous le contrôle de cerveaux qui les mènent à l’endroit exact où ils seront le plus utile. Certains éléments de la masse tombent, les autres les sautent ou passent à côté et les cavaliers n’ont d’autre ressource que de s’écarter pour tenter de ramener à la raison leur montures folles de terreur.

Gil choisit ce moment pour lancer le mustang droit vers le mur blanchi à la chaux entourant la maison à étages que cernent les bandits. Le saut fantastique de l’animal laissa médusés les défenseurs cachés derrière les volets criblés de balles.

Gil sauta de sa monture qui disparut pour se réfugier dans l’ombre et courut au perron pour frapper la porte du poing.

— Ouvrez !… je viens secourir Roy de Vaur, cria-t-il à travers le battant.

— Qui êtes-vous ?

— Gil del Mas Alla…, un ami…, faites vite !

— Passez par la porte de l’est, pria une voix.

Il y courut, trouva le mustang immobile devant la porte indiquée qui s’ouvrit avec précaution. Il entra, écarta l’ombre qui avait ouvert, fit passer le mustang, referma et posa la lourde barre. Une femme et trois hommes, adossés au mur, le visage défait, braquaient encore sur lui leurs fusils de chasse et il fit un geste d’apaisement en répétant :

— Je suis Gil del Mas Alla que Roy de Vaur a appelé. Mon compagnon restera ici, ne vous en préoccupez pas, indiqua-t-il ensuite en posant une main gantée fraternelle sur la ganache gauche de l’étalon. Tout va aller beaucoup mieux désormais, mais je crois qu’il était temps.

— Venez…, répondit la femme d’une voix chevrotante, sans que son arme quitte le ventre de l’arrivant.

Gil ôta son chapeau et s’inclina avec grâce avant de la précéder, comme elle l’y invitait du canon de son fusil, dans une grande salle dont toutes les fenêtres étaient obturées par des sacs de sable. Les vitres avaient volé en éclats. Des meubles somptueux étaient entassés contre les murs et Gil détailla d’un seul regard le tour de la pièce, fixant ses yeux gris sur un homme jeune, très pâle, assis dans un fauteuil, les jambes couvertes d’un poncho de laine vivement coloré. A la lueur des lampes à pétrole, ses yeux bleus et ses cheveux roux semblaient rendre plus diaphane encore la peau de ses joues creuses. Il faisait manifestement des efforts surhumains pour masquer sa souffrance à ses proches, sans y parvenir tout à fait.

— Je suis Roy de Vaur, annonça-t-il en toisant l’arrivant d’un regard à la fois fier et ironique. Jusqu’à ces derniers temps, j’étais le propriétaire heureux de ce domaine et maintenant… je suis blessé, incapable de bouger de ce fauteuil, tandis que les satrandas pillent et brûlent ce qui fut l’œuvre de ma vie… après avoir été celle de mon père. On me dit des choses étranges. Vous arriveriez avec des renforts…, est-ce exact ?

— Je viens chasser les fauves à votre requête, répondit doucement Gil. Ils viennent d’avoir quelque raison de réfléchir.

— Vous ne m’avez pas dit qui vous étiez, je crois, murmura avec peine l’homme qui souffrait le martyre.

— Gil del Mas Alla…, celui que vous avez appelé.

— Gil…, nom étrange…, souffla le blessé, à la limite de la perte de conscience. Excusez-moi…, j’ai beaucoup souffert, murmura-t-il tandis que son visage reprenait un peu de couleur après la crise. Puis son regard s’attrista et il poursuivit : ne m’en veuillez pas, ma mémoire me lâche sans doute, elle aussi, l’esprit ne suit plus.

— Il a su me trouver et c’est le principal.

— J’ai une balle dans les reins…, les jambes sont mortes…, les satrandas ont tué le doc…, au début…, alors qu’il portait secours aux premières victimes…, dont ma femme…, nous attendions la fin…, avec une poignée d’amis fidèles…, ceux de mes serviteurs qui sont encore en vie.

— Tout est changé, sauf en ce qui concerne ceux que la mort a déjà pris et pour lesquels les sortilèges les plus puissants ne peuvent plus rien, car on ne peut reprendre ce qui a été donné…, ni sa parole, ni son âme. Ceux qui font le siège du domaine ne connaissent que la force et la loi du nombre. Avant que la nuit ne soit tombée, ils auront été chassés et la plupart d’entre eux seront châtiés cruellement.

— Mais enfin…, qui êtes-vous donc, monsieur ? s’étonna le blessé, grimaçant sa stupeur.

— Ne vous l’ai-je pas dit ? Pourquoi chercher au loin ce qui est évident ? Je suis un ami de Roy de Vaur venu à son appel avec des moyens de lutte.

— Vous êtes plusieurs ?

— Oui…, plusieurs…, mon mustang…, moi…, et tous les autres qui acceptent de nous aider pour que je puisse payer ma dette, murmura Gil sans quitter son expression de courtoisie grave et attentive.

— Comment avez-vous pu rompre le cercle de feu des bandits ?

— Ce fut très simple… Nous nous entendons très bien, mes amis et moi et les satrandas ne peuvent s’y attendre…

Plusieurs coups de feu crépitèrent, venant de l’étage supérieur et des cris retentirent, mais cette fois assez loin, dans le camp des assiégeants. Puis ce furent les hennissements effrayés des chevaux et, enfin, un grondement furieux, comme une vague gigantesque, noyant tout sous ses vibrations. D’autres coups de feu crépitèrent, à peine audibles, d’autres cris, effroyables et coupés nets dans un tonnerre de mugissements qui couvrit le tout. Un pâle sourire étira les lèvres exsangues de l’homme roux.

— Je commence à croire… que vos amis sont vraiment efficaces.

— N’est-ce pas ?

Un grondement s’éloigna, s’effaça et le bruit d’une course martela le plafond. Les marches de l’escalier résonnèrent sous des bottes lancées dans une descente fébrile, il y eut un cri de surprise et d’effroi, une course encore et une jeune fille entra en coup de vent, une carabine à la main. Elle s’arrêta, interdite, sur le seuil, ouvrant et fermant une bouche adorable à plusieurs reprises avant de parvenir à articuler :

— Roy…, c’est fou ! Le troupeau vient de balayer les satrandas pour la seconde fois… Oui…, celui des taureaux qu’ils avaient emmené il y a une heure à peine… Ils tirent dedans, rien n’y fait…, et, pourtant, il n’y a personne… personne…, mais dans notre entrée il y a un cheval noir, immobile comme une statue et vivant.

— Un mustang, corrigea doucement Gil qui n’avait pas quitté la jeune fille des yeux depuis son entrée.

— Ma fille, murmura Roy de Vaur… Elle dirige la défense depuis que je suis… impotent. Aurora…, viens que je te présente monsieur : Gil del Mas Alla…, c’est bien votre nom, n’est-ce pas ?

— Vous ne pouvez pas…, balbutia-t-elle en devenant blanche comme un linge.

— Je suis ici à l’appel qui me fut lancé et je ne regrette pas d’être arrivé à temps, mais j’avoue avoir eu du mal à trouver la piste.

— Mais ce ne fut qu’un rêve ! gémit-elle en crispant son poing sur le fût de son arme.

— Les morts que le troupeau piétine ou que les balles ont traversé, sont-ils une réalité ou une fiction ? demanda-t-il froidement.

— Dois-je comprendre que tu connais M. del Mas Alla ? demanda Roy de Vaur avec un étrange sourire.

— Non, Roy, non !… ou alors… je ne sais plus où se trouve la limite entre le rêve et la réalité.

— Explique-toi, exigea-t-il durement.

— La nuit dernière…, après la mort de maman…, j’ai cru que je devenais folle et que j’allais mourir comme cela…, ou qu’il faudrait que je paie ignoblement. J’ai appelé à l’aide, c’est vrai, en priant… Oui ! Quelqu’un a répondu : un homme aux yeux gris, très beau, mais infiniment triste… et c’est vous.

— A vous d’expliquer, monsieur, chuchota Roy de Vaur dont le front se couvrait de sueur avec la montée d’une nouvelle crise.

— Il n’y a rien d’autre à dire. Moi et mes amis nous nous battrons pour Vaur. C’est tout.

— D’où vient ce nom ?… del Mas Alla… Vous n’êtes pas… de notre sang, pourtant, monsieur… d’Ailleurs !

— Je suis du sang qui coule de votre blessure, oui, coupa Gil plus brutalement cette fois. Mais si vous voulez bien m’en croire, vous allez oublier tous ces détails sans importance. Nous devons parer au plus urgent et, en particulier, soigner cette blessure par laquelle votre vie s’enfuit. Les satrandas seront châtiés ensuite. Aurora, laissez cette arme inutile qui est laide et n’a rien à faire entre vos mains. Cherchez de l’eau chaude, une poignée de panama ou de cacao, faites une décoction que boira Roy de Vaur. Je joindrai au breuvage ce qui lui permettra de reprendre espoir et il vivra puisque, cette fois, je suis arrivé à temps.

La jeune fille, stupéfaite, posa l’arme, regarda son père qui grimaçait de douleur, tout près de perdre connaissance, les deux femmes aussi livides que lui qui épongeaient son front, les vieillards armés totalement ahuris et son regard revint se poser sur celui de Gil. Ses iris pervenche l’interrogèrent anxieusement, comme s’il fallait qu’il s’explique ou renonce. Mais il demeura calme et distant. Il leva seulement un doigt pour attirer l’attention et ils entendirent le grondement qui revenait, lourd de milliers de pattes et de corps puissants. Aurora poussa un petit cri de détresse et partit en courant.

— Vous n’êtes pas un homme…, mais un démon ! râla le blessé, les yeux fous.

— Je ne suis qu’un homme qui cherche à payer une très vieille dette et c’est tout. Je suis prêt à donner ma vie pour que Vaur puisse durer. Ne cherchez pas une explication que je ne serais pas capable de vous donner. Tout remonte à un temps qui dépasse nos mémoires… Ecoutez seulement ceci : je vais prendre dans les fontes de ma selle ce qui va permettre à votre organisme de rejeter cette balle, si elle se trouve encore dans la plaie…, puis la blessure se cicatrisera normalement. Je ne sais pas si vous retrouverez l’usage de vos jambes, mais vous avez la volonté suffisante pour forcer l’avenir à s’ouvrir devant vous. Pour cela, il suffit que vous ayez seulement confiance, non en moi, mais en Vaur, à ce que cela représente dans le temps et dans l’espace.

— Vous n’êtes peut-être pas un démon, mais vous demeurez inexplicable… vous êtes réel comme si je vous connaissais et je ne sais rien de vous, je ne me souviens de rien se rapportant à votre nom…, pourtant suffisamment étrange en lui même…

— Avez-vous confiance ? insista Gil.

— Oui…, j’ai confiance et je sais que vous ferez ce que vous avez promis…, mais quel sera votre prix ?

— Aucun, Roy de Vaur. Je resterai, toujours, votre débiteur. Veuillez m’excuser, je vais chercher le produit dont je vous ai parlé.

Gil sortit de la salle, oppressé par la clairvoyance de l’homme guetté par la mort. Le mustang attendait, aux aguets et leurs regards en se croisant, mélangèrent anxiété et amour, confiance, tristesse et joie. Aurora surgit, un broc à la main, fumant et dégageant l’odeur âcre du panama. Elle s’arrêta en voyant l’homme qui fouillait dans la fonte et ne dit pas un mot. Elle leva les yeux pour regarder ceux de l’animal, s’approcha de lui et posa son front contre son épaule, comme si elle avait voulu entendre battre le cœur puissant et noble. Quand elle se redressa, elle sourit à Gil et, cette fois, une lueur mauve dansa, brève, l’espace d’un éclair, dans ses yeux à l’étonnante couleur.

En mélangeant la poudre blanche à la décoction qui parfumait la salle, Gil demanda une fois encore :

— Roy de Vaur, nous allons définitivement chasser les satrandas dans les moments qui viennent. Puis-je espérer que ceux qui habitent cette demeure suivront aveuglément mes conseils, afin que personne ne soit désormais victime de la folie des autres.

— Je suis là pour ça…

— Non. Vous allez dormir si vous m’accordez votre confiance. Sinon, hélas ! vous serez mort avant la nuit.

— Gil ! cracha Aurora, hors d’elle, vous êtes une épouvantable brute ! vous ne…

— Je ne dis jamais que la vérité, coupa le jeune homme. Je ne cherche qu’une chose, conserver la vie à votre père et je ne peux rien sans sa volonté d’en sortir.

— Il a raison, soupira le blessé en hochant péniblement la tête. Je vais compléter comme je le comprends, monsieur del Mas Alla, quand je m’éveillerai, vous ne serez plus ici pour que je vous maudisse ou que je vous remercie.

— Je ne vous demande rien, hors votre foi en moi.

— Vous l’avez, trancha le blessé en tendant un bras tremblant vers le bol tenu par Aurora.

Il s’endormit paisiblement après le deuxième bol et son souffle se régularisa peu à peu. La jeune fille, pâle, le front soucieux, suivait attentivement les progrès de la drogue et passa un linge sec sur le visage de son père. Une violente rafale de balles criblant la façade la dressa, inquiète et Gil consulta du regard le cadran de la grande horloge. Le balancier oscillait lentement, pesamment, comme s’il regrettait de marquer l’écoulement d’une tranche de temps parmi d’autres.

— Voulez-vous me guider à l’étage ? demanda-t-il brusquement.

— Mon père…, hésita-t-elle.

— Il ne risque rien. Ces dames s’occuperont de lui et l’empêcheront de quitter le fauteuil, même s’il hurle, même s’il l’ordonne. La crise sera très courte.

— La crise ! s’exclama Aurora, terrifiée.

— Votre père était mourant, mademoiselle, il serait bon que vous vous en rendiez compte et que, ensuite, vous sachiez vous en souvenir, répliqua-t-il, perdant patience. Il m’a donné sa confiance et sera sauvé. J’ai maintenant besoin d’un peu de la vôtre pour terminer ma tâche.

— Hermelita…, ne le quitte pas et fais ce qu’a dit monsieur… tiens bon, quoi qu’il arrive.

— Et s’il crie, priez vos dieux, mais ne faites rien d’autre, conseilla Gil.

— Nos dieux ! gronda Aurora, outrée.

— Nous avons perdu assez de temps, guidez-moi, voulez-vous ? riposta-t-il nerveusement.

Une fusillade nourrie, des impacts de balles s’écrasant contre les murs et dans les sacs de sable, puis un cri horrible et un bruit de chute au premier étage précipitèrent la jeune fille au pas de course dans l’escalier, suivie de Gil silencieux et inquiet. Le mustang ne bougea pas mais, en passant, Gil murmura quelques mots d’une voix très basse.

Dans chaque pièce de l’étage, deux ou trois ombres se profilaient. Une tache de lumière criarde, blanche, brillante, indiquait l’endroit de la meurtrière à travers les sacs de sable. Une autre tache plus faible, dans un angle, était un cierge ou une chandelle allumée. Sur le long palier à balustrade ouvragée, deux candélabres géants portaient des bougies à demi consumées. Au-dessus des portes et tout au long du couloir, des portraits d’hommes étaient accrochés, montrant le même personnage à différentes époques…, un homme roux, ressemblant à s’y méprendre à Roy de Vaur.

Gil les regarda tous d’un œil critique et se garda de suivre Aurora qui s’était précipitée dans une chambre où deux hommes et une jeune fille venaient d’allonger sur un lit le corps d’un adolescent tué d’une balle en plein front. La fusillade continuait et il était inutile de montrer que cette mort inutile aurait pu être évitée si… Mais le jeune homme soupira. Ils ne pouvaient comprendre et c’était finalement aussi bien ainsi.

Plusieurs détonations sur un rythme très rapide crispèrent les nerfs d’Aurora qui courut à la pièce dans laquelle elles venaient de retentir. Gil rechargeait posément son arme et lui dit simplement :

— Ce n’est pas le moment de veiller les morts, mais de sauver les vivants. Prévenez tous vos amis aux fenêtres, qu’ils tirent sur tout ce qui remue, tant qu’ils auront des cartouches. Il faut que ces fauves sachent que nous les voyons et ne les craignons pas. Il faut qu’ils s’étonnent, qu’ils s’inquiètent, afin qu’ils soient bien conscients que la mort arrive sur eux. Puis vous direz à vos amis de laisser passer les miens.

— Les vôtres ? s’écria Aurora.

— Ne vous inquiétez pas, vous les reconnaîtrez au bruit.

La voix de Gil n’avait plus la moindre douceur et il laissa la jeune fille transmettre le message aux défenseurs. Pour sa part, il passa dans une chambre donnant vers l’Ouest et en fit sortir l’unique tireur, un homme à cheveux blancs qui n’insista pas quand il lui eut montré la porte avec insistance. Le jeune homme se pencha sur la meurtrière et regarda longuement. Assez loin, sous les manguiers, des cavaliers s’agitaient, en groupes confus. Il plissa ses paupières pour tenter de distinguer ce qu’ils faisaient. Il entendit remuer dans la pièce et l’odeur le renseigna sur l’identité de la personne.

— Depuis combien de temps dure cette attaque ? demanda-t-il sans se retourner.

— Deux jours… Mais au début, ils étaient peu nombreux, et nous avions été avertis par un péon. Nous les avions donc reçus chaudement, si durement même qu’ils prirent la fuite. Nous pensions que c’était terminé. Mais ce n’était qu’une sorte d’avant-garde… Roy, père, m’a dit ce matin qu’ils étaient maintenant plus de deux cents…

— Vous me raconterez cela plus tard, murmura-t-il en tendant l’oreille, sans cesser d’observer les cavaliers.

Ceux-ci semblaient excités. Certains se massaient en formations pour écouter les chefs donner des ordres, d’autres tenaient des chevaux de bât à moins que ce ne soit de trait… Gil étouffa une exclamation en apercevant enfin une charrette à hautes roues chargée de bois, de paille et d’autres choses que la distance ne permit pas d’identifier.

— Où se trouve l’entrée principale ? demanda le jeune homme.

— Nord, répliqua-t-elle, laconique.

— Allons de ce côté, voulez-vous ?

L’entrée était ouverte et le portail arraché, mais les assiégés avaient eu le temps d’obstruer le passage à l’aide de plusieurs charrettes couchées et de matériaux divers. Gil esquissa un sourire et passa le canon de son arme par la meurtrière. On commençait à entendre le grondement lointain mais bien reconnaissable du troupeau. Puis des cris fusèrent des chambres donnant sur le Sud.

— Ils reviennent !… les taureaux !

— Profitez-en pour abattre tous les satrandas qui vont fuir, tonna Gil en épaulant et tirant à deux reprises.

Deux bras se levèrent et disparurent, happés par une chute invisible, derrière le mur. Puis deux chevaux passèrent au galop. Leurs cavaliers venaient de sauter en selle et n’avaient pas encore chaussé leurs étriers. Deux balles bien placées culbutèrent leurs corps comme des pantins disloqués. Les meuglements des bêtes lancées couvrirent jusqu’au bruit de la fusillade entamée par le groupe des cavaliers qui fonçait droit vers l’entrée. Gil, immobile, ne riposta pas et la jeune fille s’en étonna avant de s’effrayer de son attitude rigide, figée, alors que, penché sur la meurtrière, il suivait des yeux la manœuvre des assaillants. Ceux-ci firent de grands gestes, montrant ce qui arrivait du sud et ne pouvait être que le troupeau, mais leur chef hurla des ordres et, sous une pluie de balles destinée à neutraliser les défenseurs, le chariot parvint tout près de la porte d’entrée. Il fut aussitôt dételé et allait être poussé par les hommes qui sautaient à terre lorsque Gil, à six reprises, tira, abattant les malheureux penchés sur les roues à grands rais de bois noir.

Le jeune homme s’écarta de la meurtrière pour recharger son arme et plusieurs balles allèrent s’écraser au fond de la pièce, faisant sauter le plâtre.

Aurora étouffa un cri de terreur lorsque Gil reprit sa place sans se soucier du tir incessant. Le groupe des cavaliers s’était scindé en deux équipes, l’une commandée par le chef en personne, faisant face à l’est et l’autre dirigé par un grand gaillard haut en couleur, tiraillant vers l’est.

— Regardez, maintenant, ordonna Gil d’une voix dure en attirant Aurora à son côté.

Car des deux directions arrivaient les alliés terrifiants, les branches du troupeau contournant le domaine et se refermant inexorablement. Certains cavaliers, les plus éloignés, tournèrent bride et s’enfuirent au galop affolé de leurs chevaux, mais la plupart ne surent pas évaluer le temps qu’il leur restait pour fuir et se trouvèrent bloqués entre les pinces irrésistibles. Il restait une faible étendue libre entre le mur d’enceinte et le troupeau ; le chef de la bande y entraîna les survivants pour un dernier assaut désespéré et Gil ouvrit le feu, imité par les défenseurs de cette façade. Le troupeau coulait comme un fleuve de cornes blanches, mais alors que les cavaliers pouvaient penser passer en force l’entrée et ses obstacles passifs, un dernier flot de taureaux grondants déboula le long du mur d’enceinte, têtes baissées, farouches, que rien ne pouvait plus désormais arrêter, ni les balles traversant les poitrails, ni la vue des chevaux, ni celle des hommes qui hurlaient et gesticulaient entre deux coups de feu, ni la charrette qui culbuta, découvrant trois satrandas dont le chef qui bondit, les yeux fous, pour se camper face aux fenêtres et vider le magasin de sa carabine au hasard, jusqu’à ce qu’une corne longue comme une épée le cloue au sol puis le projette en l’air, entrailles ouvertes.

Gil, statufié, murmurait sans discontinuer des mots qu’Aurora, plus blanche qu’un suaire, ne parvenait pas à entendre. Elle avait atteint la limite de l’écœurement alors que le troupeau, subitement calmé, s’éloignait lentement, dirigé par un mystérieux instinct vers son corral proche.

— Venez, ordonna Gil en quittant brusquement son poste d’observation.

Aurora de Vaur, subjuguée, fascinée, le suivit, descendant les marches en se cramponnant à la rampe de fer forgé, incapable de lutter contre le vertige et une peur à retardement qui brouillait sa vue comme ses facultés de raisonnement.

— Dites à vos amis que c’est fini et qu’ils doivent panser les plaies et donner une sépulture décente aux morts, les bons et les autres. Ce sera leur seule tâche jusqu’à ce que Roy de Vaur reprenne en main le destin du domaine.

Le mustang attendait dans l’entrée, au bas des marches et sa robe était couverte de sueur, comme s’il avait fourni un effort fantastique. Gil posa une main affectueuse sur le chanfrein soyeux alors qu’Aurora plongeait son regard dans celui, brillant, de l’étalon. Elle y lut des mystères, certaines réponses à des questions qu’elle n’osait poser, mais aussi des pensées qu’elle ne fut pas à même de comprendre. Elle se demanda ce qu’elle devait leur dire ou leur demander, à lui, l’homme et à l’autre, le mustang.

Mais le temps qu’elle cherche, ils étaient déjà sortis et la jeune fille les retrouva près de l’entrée principale où le corps du chef des satrandas gisait dans son sang. L’horreur de la blessure arracha un gémissement à Aurora qui se réfugia contre le flanc du mustang.

— Vincigato…, murmura-t-elle, atterrée. Ce fut notre chef gardien avant que la folie de la contrebande et celle du pillage ne le prennent… Père l’avait pourtant choyé, mais il l’avait également prévenu. Il a réussi à débaucher Ombrosio et Ancturia, deux de nos contremaîtres… Je les ai vus disparaître sous les pattes du troupeau. Ils sont morts affreusement, mais ils ont tué, pillé, volé, violé, hacienda après hacienda, au point que l’armée préparait une expédition punitive. Ils s’en moquaient car ils franchissaient la frontière comme ils voulaient. Père croyait qu’ils nous épargneraient car il supposait qu’ils conservaient une reconnaissance pour ce que nous avions fait pour eux. Mais ils vinrent et ma mère fut une de leurs premières victimes. Je ne vous dirai pas comment elle est morte… Le doc a voulu la sauver et a été abattu… Sans vous, dont nous ne saurons jamais rien…

— Vous savez tout de moi et de mes amis.

— Non, rien ! cria-t-elle en le regardant droit dans les yeux. Vous êtes apparu dans mon rêve alors que je croyais tout perdu. Vincigato avait lancé un ultimatum à Roy. Moi et les troupeaux contre la vie des derniers défenseurs. Ils ont commencé par emmener les jeunes taureaux… ceux que vous avez appelés vos amis. Père a refusé, bien entendu, la moindre compromission. Vincigato a tiré à travers la porte et Roy est tombé entre mes bras…, frappé aux reins. C’est dans la nuit suivante, alors que je sommeillais entre deux fusillades, que vous êtes venu… en rêve. Vous savez donc tout et moi je ne sais toujours rien, termina-t-elle en caressant l’épaule frémissante du mustang.

— Certaines émotions peuvent être assez fortes pour que l’esprit retrouve toute sa force oubliée. Je crois qu’il ne faut pas vous arrêter à cela. Voici venir vos gens. Guidez leur détresse pour qu’ils reprennent goût à la vie en voyant votre calme et votre beauté. Il vous faut maintenir, réaliser, réagir, regrouper en attendant que Roy de Vaur reprenne la charge qui lui appartient. Adieu ! Aurora.

— Mais… où… pourquoi partir si vite ? balbutia-t-elle, la gorge serrée.

— Je ne fais que reprendre ma route, affirma-t-il en coiffant le chapeau à larges bords.

— Ne suis-je donc rien qu’un objet incapable de vous retenir, une seule minute de votre vie ? s’exclama-t-elle, à la fois révoltée par l’insensibilité manifestée par l’étrange cavalier et effrayée par le vide qu’elle pressentait suivre son départ.

Dans les rayons du soleil couchant, ses yeux laissèrent paraître une double lueur mauve. Le mustang broncha, subitement impatient. Gil esquissa un sourire et ne répondit pas, ajustant ses rênes avant de tourner l’étrier vers lui.

— La vérité vous effraierait-elle ? demanda soudain la jeune fille en prenant ces rênes à pleines mains.

Il soupira et son sourire demeura indéchiffrable alors qu’il se penchait vers elle et que l’ombre du grand chapeau couvrait leurs deux visages. Elle lut alors le grand livre du temps reflété dans les yeux gris comme un ciel de pluie et s’affola. Sa main droite se crispa et glissa pour saisir le gant noir, aussi fin qu’une seconde peau.

— Gil… Pour quoi…, pour qui êtes-vous réellement venu ? demanda-t-elle fiévreusement, bien qu’elle soit déjà en possession de la réponse.

Et dans l’amas des choses informes qui avait été le chargement de la charrette retournée contre laquelle ils étaient immobiles, indécis, la mèche lente parvint au bout de sa route. La poudre fusa en étincelles d’or à l’intérieur d’une immense quantité d’autres étincelles subitement écloses en une effroyable lueur pourpre, géante, monstrueuse, couronnée de noir, tourbillon de lumière et de matière qui effaça la réponse à l’instant même où elle illuminait l’âme d’Aurora de Vaur.